27 juillet 2020
En chinois, le mot « crise » se dit « Wei Ji », « Wei » pour « danger » et « Ji » pour « force motrice ». La crise porte donc en elle « des potentialités négatives de régression et de destruction, et des potentialités positives qui, grâce à l’imagination créatrice, permettent de trouver de nouvelles solutions » (Edgar Morin, « Pour une crisologie », 2016).
La crise de la COVID 19 a indéniablement été source de grands dangers, de souffrances (sanitaires, familiales, sociales, économiques, financières, humaines…) pour les organisations comme les individus. Les liens ont été affaiblis par le confinement et la distanciation, des pans entiers de l’économie ont subi un coup d’arrêt total et brutal quand d’autres ont dû fonctionner en surrégime de manière tout aussi brutale (santé, alimentaires, livraisons…). Elle a aussi généré une crise identitaire, des angoisses, une très grande incertitude et des prises de conscience de notre vulnérabilité individuelle et collective.
Mais dans un même temps, elle a indéniablement représenté un terreau fertile pour des :
Les changements ont même dépassé les frontières des entreprises et pays puisqu’un plan inédit devrait également entré dans l’histoire de la construction européenne : le « Next Generation EU », pour lequel l’Union Européenne accepte, pour la première fois, de s’endetter et d’utiliser l’argent emprunté pour aider les pays qui en auront le plus besoin pour relancer leurs économies. Cela se fera a priori par le biais de prêts mais aussi de subventions, sous condition d’engagements à accélérer la transition écologique et numérique des pays qui en bénéficieront.
Certaines de ces innovations nous ont bien sûr alerté sur notre dépendance à nos connexions internet et téléphoniques et sur l’existence de zones blanches sur le territoire français et donc de possibles inégalités entre les salariés et étudiants dans le travail à distance.
Mais au-delà de cette considération, ce qu’il faut retenir, c’est que la plupart de ces innovations ont émergé en modes « bricolage » (« la règle du jeu du bricoleur est de toujours s’accommoder des moyens du bord », Claude Lévi-Strauss, « La pensée Sauvage », 1962), « maker » (gel hydro alcoolique et masques faits par les citoyens eux-mêmes), voire « hacking » (détournement des fonctionnalités premières) mais aussi en mode « frugal » (des réponses innovantes à des besoins en utilisant un minimum de ressources et conçues de la manière la plus simple possible).
J’espère donc que nous serons nombreux à avoir perçu l’intérêt de tels modes basés sur l’engagement, l’autonomie des citoyens et des collaborateurs au sein d’organisations plus souples, agiles, parfois momentanément libérées du carcan bureaucratique, plus humaines, plus soucieuses du bien-être au travail et de l’écologie, et ainsi peut-être plus adaptées à notre monde dit « VUCA » (pour volatilité, incertitudes, complexité et ambiguïté) en mouvement perpétuel et plus que jamais complexe et incertain.
Oui et non, puisque, comme l’affirme Edgar Morin, toute crise a un double visage. Elle peut éveiller et endormir, elle présente autant de risques de retour au statu quo ante, voire de régression que de chances de progression. Elle porte toutefois en elle, « à l’état naissant », les caractères des changements, transformations, en un mot de l’évolution. Puisse celle-ci se poursuivre vers plus de confiance dans les capacités d’autonomie, d’autogestion, d’intelligence créative et collective, d’acceptation des initiatives, du « bricolage » souvent bienvenus et salvateurs, mais aussi de la « frugalité », de la « sobriété » en tout et pour tout. Puissent ces sursauts qui ont parfois constitué des déviances, s’amplifier et se fortifier en tendances, et ainsi dépasser les forces contraires relatives aux tentations constantes du « tout contrôler et surveiller», « tout maîtriser », « tout standardiser ».
Peut-être justement en restant éveillés et en éveil face à l’évolution des attentes et besoins, à l’émergence et à la force d’initiatives individuelles et collectives, bref, en restant ouverts à l’expérience !
En effet, si l’on en juge par l’expérience récente, sans pour autant nier son lot de difficultés et les différences de vécus, il semblerait que notre conception du leadership centré sur un individu unique doive effectivement évoluer au profit d’un leadership où l’intelligence collective pourrait prendre la place qui lui revient, où le pouvoir « avec » primerait sur le pouvoir « sur » le collectif, comme l’exprimait Mary Parker Follett dès 1924. Dès lors, l’utilisation même du mot « leadership » peut être questionné puisqu’il conduit à penser « individu » et à s’éloigner de la communauté. Aussi Mintzberg (2008) introduit-il récemment la notion de « communityship ».
Mais qu’entend-on exactement par « leadership partagé », « distribué » ou « communityship ». C’est le fait d’accepter et reconnaître la dimension collective dans l’exercice de l’influence au sein d’une équipe mobilisée autour d’un but commun. De récentes revues systématiques de la littérature sur ce mode de leadership montrent qu’il favorise la performance de l’équipe, la performance financière, la satisfaction des clients, la qualité des systèmes d’information, la créativité et l’innovation, et le niveau de connaissances et de satisfaction des membres de l’équipe (Wu et Cormican, 2018 ; Sweenay, Clarke, Higgs, 2019). Mais ces mêmes recherches montrent que l’adoption d’un leadership partagé requiert certaines conditions. Nous en retenons 4 essentielles : (1) un objectif commun, idéalement coconstruit et mutuellement compris et partagé ; (2) le soutien social qui se réfère aux efforts des membres de l’équipe pour s’offrir mutuellement un soutien émotionnel et psychologique – des auteurs parlent de capacité à créer un climat psychologiquement sécurisant qui favorise le dialogue lui-même indispensable au leadership partagé ; (3) la confiance mutuelle ; (4) l’interdépendance et la cohérence des tâches qui permet de développer un sentiment de co-responsabilité. Toutes ces conditions se renforcent mutuellement. Le dialogue favorise la confiance tout comme elle la nécessite, il permet l’émergence de l’objectif commun et l’adhésion de l’équipe à celui-ci, ce qui donne une direction permettant à chacun de décider et d’agir dans son rayon d’action. En revanche, une faible complexité des tâches et/ou un faible niveau d’autonomie peuvent modérer l’effet du leadership partagé sur les performances relevées plus haut. Enfin, le partage de l’information et des connaissances (apprentissage continu et collectif) sont nécessaires au maintien de ce type de leadership une fois qu’ont été déployés les premiers leviers : objectif commun, confiance et dialogue.
La coopération peut se définir comme un mode d’action collective organisé pour atteindre un objectif commun, au service d’un projet commun. Il s’agit de « faire œuvre commune », de faire « système à plusieurs » et non pas seulement de « travailler avec ». Mais « on ne naît pas coopérateur, on le devient » (Claude Vienney). Coopérer, cela s’apprend, se perfectionne, s’entretient. Le collectif demande de l’entrainement ce que l’on a compris depuis longtemps dans les milieux sportifs.
A l’opposé de la coopération, on trouve « la compétition » et « la non coopération », soit le fait de refuser son apport à la réalisation de l’œuvre commune. Dès lors, le partage de l’objectif, sa signification, le sens qu’il a pour chacun et pour tous, le sentiment d’urgence face à cet objectif, son explication, et l’esprit de coopération et non de compétition pourraient a priori être les garants de la pérennisation des expériences coopératives. Selon le principe éthique de légitimité plurielle développé par Michel Adam (2005, 2012), on peut admettre que les expériences coopératives peuvent être favorisées et perdurer si leur légitimité est plurielle : faire « œuvre commune » « pour soi » (j’ai besoin que mon travail ait du sens pour moi, j’ai besoin que mon travail me nourrisse dans les différents sens du terme), « pour nous » (c’est pour nous que l’on œuvre et que l’on apprend mutuellement les uns des autres, c’est pour nous stimuler que l’on fait œuvre commune, c’est pour nous que l’on pense des façons de travailler stimulantes, respectueuses, c’est pour nous que l’on œuvre pour plus de durabilité) mais aussi « pour eux » (nous œuvrons ensemble pour le bien commun, pour les clients, pour les bénéficiaires, pour les étudiants, pour les usagers, pour nos communautés, pour les citoyens). Les ingrédients des expériences coopératives durables sont également la complémentarité des compétences, le respect, la confiance, l’empathie, la réflexivité et le dialogue.
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Sandra Dubouloz, Maître de conférences à l’Université Savoie Mont Blanc, Chercheure au sein du laboratoire IREGE.
Ses recherches portent sur les innovations managériales, leurs antécédents, leur complémentarité avec les innovations technologiques et leurs effets sur la performance globale des organisations. Elle travaille également sur l’open innovation et les communautés d’innovation.